25 ans après : "Les yeux dans les Bleus", un inside inédit, souvent imité mais jamais égalé
Ça commence par un footing en forêt et les premières mesures "Peace and tranquility to Earth" de Roudoudou. Emmanuel Petit se marre, Didier Deschamps chambre, Bixente Lizarazu s'arrête près d'un arbre pour satisfaire sa vessie.
"Ce qui m'intéresse, c'est cœur-poumons, pas les muscles", crie Roger Lemerre qui a toujours eu le sens de la formule. Séquence suivante : Ronaldo Fenomeno, en gros plan et l'hymne national du Brésil en bande-son. En une minute, "Les Yeux dans les Bleus" montre le début et la fin (même si c'est contre l'Écosse en ouverture de la compétition), pour mieux raconter le chemin.
"Petit bonhomme, c'est pas Zizou !"
Le montage est au millimètre. Il n'y a pas de dialoguiste, mais les acteurs ont le sens de la formule dans l'improvisation et le réalisateur Stéphane Meunier (qui les suivra jusqu'au Mondial 2002 avec ce même format) les met en valeur : Roger Lemerre lors d'un échauffement à Clairefontaine et, évidemment, Aimé Jacquet. À peine cinq minutes de documentaire et le sélectionneur déclame un monologue passé à la postérité et qui collera toute sa vie à la peau de Robert Pirès.
"Robert, c'est pas Zizou. Youri (Djorkaeff), c'est pas Zizou. Petit bonhomme Nanard (Bernard Diomède, ndlr), c'est pas Zizou. (...) Robert, que ça soit à droite et à gauche, pas de problème. Tu viens, provocation. Tu es emmerdé, tu sais jouer au football, clac... Muscle ton jeu ! Muscle ton jeu Robert ! Si tu ne muscles pas ton jeu, fais attention ! Je t'assure, tu vas voir, tu vas avoir des déconvenues parce que tu es trop gentil !"..
Comme dans Strip Tease, la référence des années 90 en matière de documentaire, il n'y a pas de voix off. Le réalisateur pose parfois des questions, sollicite des réponses. Bixente Lizarazu connaît déjà la fin de l'histoire, quatre ans plus tard. "C'est le bon départ, à tous points de vue, sur le plan de ce qu'on a fait sur le terrain et sur le plan de notre vie de groupe et du fil qu'on a, analyse le latéral gauche. (...) C'est ça le plus difficile dans le football : pourquoi il y a des équipes qui vont tout gagner pendant 3-4 ans et, tout d'un coup, ça s'écroule alors que ce sont les mêmes joueurs ? C'est parce que cette alchimie-là, c'est ce qu'il y a de plus dur à trouver, ce relationnel entre les joueurs, la gestion de groupe, ça peut très bien se passer pendant un an, une période de deux mois et puis un petit grain de sable vient foutre le bordel". Cet effort constant durera quasiment pendant 4 ans, avant que la blessure de Zinedine Zidane pendant la préparation en Corée du Sud (dont l'évolution sera filmée dans le troisième opus, assurément très riche d'enseignements quant la chute d'un groupe que l'on pensait insubmersible) : "il faut être tout le temps vigilant, c'est un équilibre instable incroyable, mais on est vraiment sur le bon chemin. Donc si on arrive à maintenir ça, je suis sûr que ça va nous aider beaucoup".
Le désarroi de Dugarry, la douleur de Guivarc'h
La force des "Yeux dans les Bleus", c'est la présence d'aspérités. Ce n'est pas un clip lisse. Après le match contre l'Afrique du Sud, Christophe Dugarry, entré en jeu à la place de Stéphane Guivarc'h blessé, ose se livrer et admet qu'après une "cagade" qui porte désormais son nom (le pied d'appui touche la balle et le deuxième frappe dans le vide), il est "au bord du gouffre, moralement très très bas".
Son but est salvateur pour l'équipe de France et encore plus pour lui : "c'est vrai que si je n'avais pas marqué, ça aurait été très dur de continuer. Ça devenait trop difficile. Il n'y avait qu'un but qui pouvait me redonner la confiance, autrement, j'aurais toujours joué avec le frein à main, sans réussir à me libérer. Je n'aurais pas réussi".
Cette lucidité est sincère, son sentiment de revanche à l'égard des journalistes aussi : "de la joie et de la haine. Dans ma tête, je me disais "je vous ai tous niqués". Tu les vois en plus, dans la tribune, tous ces putains de journalistes (...). De la haine, envie de les monter, tu vois, quand on est dans un état second, un état de transe, tu es capable de faire n'importe quoi". Difficile de croire qu'aujourd'hui, il soit capable d'avis péremptoires après un tel parcours…
Souffrance psychologique, mais aussi souffrance physique. Meilleur buteur tricolore du moment avec 46 buts en 53 matches toutes compétitions confondues avec l'AJ Auxerre, dans le doute avant le match d'ouverture contre l'Afrique du Sud et rapidement sorti blessé au Vélodrome, Guivarc'h est martyrisé par un kiné. Son visage est déformé par la douleur, une image rare dans le sport de haut niveau.
On voit Zidane, pas encore le héros de tout un peuple, seul dans le vestiaire qui balance son t-shirt après avoir été exclu bêtement contre l'Arabie Saoudite alors que, lors de la causerie, Jacquet met en garde ses joueurs concernant les avertissements inutiles.
La lucidité de Petit, l'éloquence de Jacquet
La caméra n'est pas intrusive, même quand, juste avant le 1/8 de finale contre le Paraguay, Petit prend sa douche et exprime face au miroir de sa salle de bain ses craintes quant au fait d'être submergé par l'importance de cette Coupe du monde disptuée en France : "on fait un métier où la pression est énorme, même s'il y a beaucoup de bons côtés. En contrepartie, il y a beaucoup de sacrifices. Le plus gros, c'est que l'événement ne dépasse pas l'être humain. Parce que quand ça dépasse l'être humain, c'est dangereux, on ne contrôle plus rien. Je suis toujours surpris par l'importance que peut avoir le football dans le monde, même si c'est ma passion, mon métier. (...) Je ne comprendrai jamais pourquoi les gens se battent pour un match de foot, pourquoi il y a tant de haine qui entoure ça. Il faut que ça reste un jeu quoi !"
Pour certains, la détente est totale. Après son but en or contre le Paraguay, Laurent Blanc est dans sa chambre avec un cendrier puis un clope à la main. Avant la 1/2 finale contre la Croatie, Fabien Barthez reçoit des photos de sa jeunesse et s'en grille une en toute décontraction.
Et puis, il y a les discours. Celui de l'avant-match contre l'Italie, un match "fratricide" avec des joueurs français en nombre en Serie A. Aimé Jacquet réclame "de la générosité, de la spontanéité, des efforts, sans cesse des efforts ! Avec un grand mental, comme vous avez à Lens (contre le Paraguay, ndlr) les gars ! C'est le mental qui vous a fait gagner. Eh bien, ce soir, ce sera pareil !".
À la mi-temps contre la Croatie, alors que le score est toujours de 0-0, le sélectionneur hausse le ton, considérant qu'après les 45 minutes, ses joueurs, en jouant ainsi, n'ont "aucune chance les gars ! On est en train de s'annihiler toutes nos chances ! C'est pas difficile : ou on réagit et on y va parce qu'il y a une finale au bout où vous laisser tomber. Et vous attendez qu'on jette la pièce en l'air. Il n'y a personne qui bouge ! Personne ne réagit ! On est à dix mètres, amorphes. Vous avez peur de quoi, vous avez peur de qui ? Peur ? Mais vous allez perdre les gars ! Je vous le dis, vous allez perdre, vous n'avez pas de souci à vous faire !".
Éloquent, d'autant que Deschamps prend la parole ensuite (ce sera proposé dans les inédits dans une version longue). Comment être surpris que DD soit devenu entraîneur puis sélectionneur ?
25 ans après, le doc a survécu
Enfin, il y a les petites phrases. "Les stars mondiales, c'est ça" de Dugarry quand il est brocardé par les Guignols de l'info. "Regarde la mine, la mine qu'il va mettre, il va tirer au-dessus !" de Vincent Candela avant que Luigi di Biagio n'explose la transversale de Barthez lors de la séance de tirs au but irrespirable contre l'Italie. La phrase prémonitoire de Jacquet lors de la causerie d'avant finale contre le Brésil : "sur les coups de pied arrêtés, ils sont assez dilettantes, si vous êtes un petit peu futés et malins, essayez de bouger, essayer de les perturber, ils n'ont pas une rigueur de marquage". Et enfin Bernard Lama qui vient relever son rival Barthez après le coup de sifflet final : "debout ! Les champions, c'est debout !".
Tout ça est accompagné par une bande-son hétéroclite : Kassav avec Diomède, NTM avec Thuram, Michel Polnareff avec Zidane, Charles Aznavour chanté par Frank Leboeuf qui rivalise avec les...2B3 par Dugarry (dans la version longue) et, forcément, "I will survive" amené dans le vestiaire par Candela et qui reste, 25 ans après, indissociable de ce mois de compétition incroyable.
En préambule, Jacquet expliquait à ses joueurs qu'ils allaient "subir des chocs, des émotions... Mais, quel beau truc à vivre, je peux vous dire, quel beau truc à vivre !". Les Yeux dans les Bleus, c'est le fil conducteur du film de vacances Français pendant la Coupe du monde au pays, un mois hors du temps et une atmosphère que la 2e étoile de 2018 n'a jamais effleuré, même en rêve. Un quart de siècle plus tard, pour peu que l'on soit un peu nostalgique, le doc n'a pas pris une ride et, encore mieux, il reste encore aujourd'hui ce qui se fait un mieux en la matière.