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Bernard Tapie, l'âme damnée de l'Olympique de Marseille

François Miguel Boudet
Bernard Tapie
Bernard TapieProfimedia
L'Olympique de Marseille aurait-il été champion d'Europe sans Bernard Tapie ? Probablement pas. Bienfaiteur du club, BT fut aussi l'homme qui précipita le club dans les abysses, avec des conséquences qui se ressentent encore aujourd'hui.

C'est l'histoire d'un Parisien qui a fait de Marseille son royaume et qui, comme Icare, a ignoré les conseils et a été puni pour s'être trop approché du soleil. Bernard Tapie avait des qualités mais peut-être plus encore de défauts. L'OM est monté avec Tapie comme Tapie est monté avec l'OM. L'édifice ne pouvait que s'écrouler et c'est ce qui est advenu. Mais peu importe les critiques, il reste et resterra toujours le Boss incontesté. 

Son culte frôle l'aveuglement et c'est le propre de tous les personnages charismatiques même si la fascination pour Tapie dépasse l'entendement. Même après des tonnes d'affaires, même après l'affaire VA/OM où il a laissé ses propres joueurs en rase campagne, cet amour est irrationnel comme Tapie était lui-même irrationnel. 

Le cyclisme, son passeport pour le soleil

Personnage roué mais aussi extrême, il a compris que le club pouvait être un tremplin et qu'il fallait y mettre les moyens. "On a appelé ça les années fric alors que c'étaient les premières années Mitterrand bizarremment, rappelait Patrick Le Lay dans le documentaire de l'Equipe Explore "Bernard Tapie, l'affranchi". A cette époque-là, la France aimait ses entrepreneurs et il illustrait l'entrepreneur français et il enthousiasmait les gens par sa positivité".

Éloquent, séducteur, il entre dans le sport en 1984 et pose 10 millions de francs pour bâtir l'équipe La Vie Claire, l'une des marques dont il est propriétaire. Et comme figure de proue, il signe Bernard Hinault, trésor national, mélange de Diego Maradona et Michel Platini juché sur des cale-pieds mais en perte de vitesse. Hinault a été écarté de Renault, il a été opéré du genou, Laurent Fignon a gagné le Tour pour sa première participation en 1983. Le "Blaireau", dans la catégorie des mecs obnubilés par la victoire, c'est encore un cran au-dessus de BT. Niveau orgueil c'est pas mal non plus. À une époque où les coureurs ont mal payés, "ce n'est pas un monde à la Zola mais pas loin, expliquait Philippe Brunel, grande plume de la petite reine de l'Equipe dans "Bernard Tapie, l'affranchi". Chez Renault, hormis Hinault, tout le monde gagne le SMIC, chez de Gribaldy, c'est 20 voire 30% de moins que le SMIC, certains s'auto-financent. Tapie arrive et apporte ça : il paye de manière beaucoup plus honnête". En plus, Tapie apporte de la considération humaine, ce qui a le don de beaucoup plaire à Hinault : "chez Renault, j'ai vu le patron une fois en 7 ans, j'étais un numéro dans une entreprise, grince-t-il dans le même documentaire. Alors qu'avec Bernard Tapie, j'étais un homme dans une entreprise, et ça c'est autre chose"

Et après Hinault, c'est Greg LeMond qui débarque en 1985 pour 1 million de dollars sur trois ans. En 1985, le Californien aide Hinault à remporter son 5e et dernier Tour qui sera aussi le dernier succès tricolore sur la Grande Boucle. En 1986, les rôles sont inversés même si Hinault s'y prête de mauvaise grâce. Au somment de l'Alpe d'Huez, Tapie décide de l'ordre d'arrivée. Omnipotent, déjà. Une faiblesse qui le perdra. Le scenario est écrit : les deux équipiers arrivent ensemble, main dans la main et Hinault vainqueur. L'image est icônique. On ne l'a fait pas à un bonhomme qui a débuté comme vendeur de télé en porte à porte : il connaît l'importance des symboles et des souvenirs qui restent ancés dans la mémoire collective. En vérité, LeMond était plus fort qu'Hinault, les deux hommes sont devenus trop rivaux pour s'apprécier et l'épilogue est frelaté. Un aperçu de ce qui finalement arrivera aussi à l'OM 7 ans plus tard après un Tour de France survolé : la victoire finale, 5 coureurs dans les 12 premiers au général et 7 victoires d'étapes. 

Greg LeMond et Bernard Hinault sur le podium du Tour en 1986
Greg LeMond et Bernard Hinault sur le podium du Tour en 1986Profimedia

L'OM, son chef d'oeuvre

S'il s'attribue certainement beaucoup de succès tactiques lors de la finale de Munich, Tapie a eu du flair dès son arrivée. En la matière, c'est même un précurseur qui n'a rien à envier à n'importe quel diplômé d'une grande école de commerce. Il a compris que le stade est lieu de spectacle et que le football, c'est de l'image. Feu d'artifices, lasers et football. Et puis, il y a la musique d'entrée des joueurs, ce Jump de Van Halen qui donne toujours autant de frissons à n'importe quel supporter de l'OM. 

En février 1986, Gaston Defferre, maire emblématique de Marseille, convainc l'entrepreneur Tapie de reprendre un club moribond pour 1 franc symbolique. "Il me dit : "j'ai une équipe qui ne marche pas, pour nous l'OM c'est capital, pourquoi vous ne viendriez pas ?", se remémorait BT dans le documentaire "C'est l'histoire d'un but". L'OM, grande marque, public inimitable, région sublimissime, centre culturel, ville de métissage, peut-être la première où ont cohabité toutes les religions. Seulement, quand tu prends un club de cette importance-là, tu as des devoirs énormes. Il ne faut pas le faire si ce n'est pas pour l'emmener tout en haut".

Tapie est fait pour le job. Dès l'intersaison 1986, il fait venir sur le banc Michel Hidalgo, vainqueur de l'Euro 1984, Karl-Heinz Förster, 81 sélections avec la Nationalmannschaft, Alain Giresse, monument français et bordelais (histoire de faire marronner Claude Bez, le patron des Girondins) et Jean-Pierre Papin qu'il souffle à Monaco qui a pourtant bouclé le transfert en provenance du Club Brugge. Il fera le même coup avec Basile Boli, sur le point de signer au PSG en provenance d'Auxerre en 1990. 

La force de Tapie, c'est de sentir les coups. Il préfère recruter Chris Waddle plutôt que Paul Gascoigne à Tottenham en 1989, il écarte Éric Cantona en 1990 après que le natif des Caillols a jeté son maillot au sol lors d'un match amical, il comprend après la main de Vata en 1990 qu'il a besoin d'un entraîneur d'envergure internationale et il convainc Franz Beckenbauer qui ne restera finalement que trois mois. Enfin, il comprend l'influence des groupes de supporters. Né en 1984, le Commando Ultra prend possession du virage sud pour ajouter de l'ambiance. BT laissera la gestion de la billetterie des virages aux groupes, système qui a perduré un quart de siècle et qui, sans un personnage de son envergure, s'est révélé malsain, instaurant un État dans l'État qui n'a pas toujours servi les intérêts du club. 

L'ambition tue l'ambition

Le problème de Tapie, c'est qu'il devient sacrément dérangeant. Passe encore de jouer les batteleurs contre Jean-Marie Le Pen et de clouer le bec au fondateur du Front National, mais son ambition dévorante fait grincer des dents. La politique et Tapie, c'est une vieille histoire. Cornaqué par Charles Pasqua, il est recalé du RPR et trouve refuge de l'autre côté de l'échiquier politique, à gauche. En 1989, il remporte la législative partielle dans la 6e circonscription de Marseille.

Parallèlement, il acquiert un vrai pouvoir financier dans le monde du sport avec le rachat en 1990 d'Adidas, numéro 1 mondial du sportswear en crise mais toujours solide. Médiatiquement, il est chez lui à TF1. Il noue aussi une relation spéciale avec François Mitterrand. Ils se fascinent l'un l'autre. Le Président de la République admire l'homme sorti des quartiers populaires du Bourget, Tapie est subjugué par l'homme de pouvoir et le fin lettré. Pour avoir son marroquin, il vend Adidas via le Crédit Lyonnais. Une affaire qui lui empoisonnera la vie, au propre comme au figuré. Son premier mandat de ministre de la Ville est rapidement interrompu car il est contraint de démissionner pour une affaire d'abus de biens sociaux qui aboutira à un non-lieu. En tout, il sera en poste 5 mois : 51 jours, d'avril à mai 1992, puis moins de 100 jours de fin décembre 1992 à fin mars 1993. 

De plus en plus populaire dans les sondages, Tapie fonce sur la mairie de Marseille et s'il ne pense pas au poste suprême (ce dont on doute vu la carrure), d'autres le font au moins pour lui. Et bientôt "Président Nanard" comme le caricaturaient Les Guignols de l'info ?

Tapie, l'un des personnages les plus populaires des Guignols de l'Info
Tapie, l'un des personnages les plus populaires des Guignols de l'InfoProfimedia

Mais ce sont les "combines à Nanard" qui feront chuter l'homme à qui tout réussit. Ce sera abrupt et le motif est minable, une bêtise digne d'une mauvaise pièce de boulevard : l'affaire VA/OM. 

La rumeur enflait déjà avant la finale à Munich : l'OM s'est arrangé avec plusieurs joueurs de Valenciennes pour un match de championnat. Tapie ordonne à Jean-Pierre Bernès et Jean-Jacques Eydelie de donner des enveloppes de cash à Christophe Robert qui planquera le magot dans le jardin de sa belle-mère, l'Argentin champion du monde 1986 Jorge Burruchaga et Jacques Glassman. Sauf que ça ne se passe pas comme prévu : Glassman parle. Le premier qui dit la vérité doit être exécuté : le courageux est voué aux gémonies, puni pour avoir dénoncé la corruption. Voilà la vraie injustice, pas celle qui concerne Tapie qui, par manque d'humilité et de réflexion (il a tenté de corrompre Boro Primorac, l'entraîneur de Valenciennes pour qu'il fasse un faux témoignage et réussi à convaincre Jacques Mellick, maire de Béthune, député et ancien secrétaire d'État) sombre, estoqué par le procureur de la République Éric de Montgolfier, un homme de droit qui ne transige pas avec les principes, même si l'affaire le rebutait initialement.  

D'aucuns diront que les élections européennes de juin 1994 où sa liste dépasse les 12%, à seulement 2 points du PS de Michel Rocard qui voit sa carrière politique définitivement torpillée par ce coup venu de Mitterrand, font comprendre à la classe politique que Tapie devient une menace véritable. L'enquête sur VA/OM, peut-être menée avec trop de zêle mais zêle provoqué par BT lui-même, le conduira en prison. Il était le favori mais il ne sera maire de Marseille alors que le siège lui tendait les bras. 

Le sauveur est devenu fossoyeur

Ce match arrangé pour que les Valenciennois ne blessent pas les Marseillais à quelques jours de la finale historique est un coup monté par des Pieds Nickelés. Les conséquences furent gravissimes pour l'OM, privé de coupe intercontinentale à Tokyo, suspendu de coupe d'Europe par l'UEFA. Les instances nationales ont également mis le compte avec une rétrogradation de deux saisons en Division 2. Une punition infligée par ceux qui, après avoir profité de résultats jamais égalés, ont sciemment plongé un club, une ville et tout un peuple dans les tréfonds, comme si la revanche des déclassés ne pouvait rester impunie dans son ensemble au lieu de simplement bannir Tapie et Bernès qui, comble d'ironie, est depuis devenu l'agent le plus puissant du football français, celui notamment de Didier Deschamps, l'homme qui, depuis 30 ans, est de tous les succès hexagonaux. 

Bernard Tapie donnait l'impression d'être un chef de meute, il était en réalité un loup solitaire. Il a laissé l'OM là où il était en février 1986 : en banqueroute. Il reviendra, en 2001, comme directeur sportif alors que le club a été racheté par Robert-Louis Dreyfus qui rêvait de Saint-Étienne avant de se rabattre sur Marseille. Pas fait pour être subalterne, sans argent, sans influence, Tapie loupe Mario Jardel, recrute Pascal Nouma avec une minute de retard le dernier jour du mercato estival, ce qui empêche la venue d'Youri Djorkaeff comme joker en septembre. Cinq entraîneurs se succèderont d'août à décembre, l'effectif sera plétorique, le club terminera 9e et Tapie remportera un combat de MMA avec Pierre Dubiton, le directeur financier. Grand manieur du verbe, Pape Diouf avait trouvé la formule adéquate dans "Bernard Tapie, l'affranchi" pour décrire ce retour évidemment voué à l'échec : "c'est une des erreurs qu'il a commises, parce que le mythe Tapie était plein et on sait que le mythe se banalise quand il descend de son Olympe"

Hommage à Bernard Tapie après son décès en 2021
Hommage à Bernard Tapie après son décès en 2021Profimedia

Si la personnalité de Tapie est forcément clivante et que son aura n'est pas immaculée, y compris chez de nombreux supporters de l'OM, il restera de lui l'image d'un homme qui a donné de la joie et de la fierté à une ville trop souvent méprisée, qui n'avait pas peur d'aller au contact comme lorsqu'il a aidé les supporters piégés par l'effondrement de la tribune de Furiani en 1992 et qui a médiatisé son combat contre le cancer. Un "grand fauve" pour reprendre le mot de Montgolfier qui fut finalement dompté, vaincu par son ambition beaucoup trop débordante et devenue sa pire ennemi. Et 30 ans après ce glorieux 26 mai 1993, une question subsiste et reste en suspend : Tapie aimait-il le football ou préférait-il le pouvoir que lui conférait l'Olympique de Marseille ? 

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