Sur les Champs-Élysées, Djamolidine Abdoujaparov a connu le pire puis le meilleur
Quand on pense chute sur le Tour de France, on pense Armentières 1994. Laurent Jalabert et Wilfried Nelissen en terre et en sang. Mais Djamolidine Abdoujaparov a aussi payé un lourd tribut. Et pas n'importe où : sur les Champs-Élysées, là où le Tour se termine traditionnellement depuis 1975.
En 1991, la carrière de "l'Express de Tachkent" aurait pu prendre fin alors qu'elle venait à peine de commencer. Une chute célèbre alors qu'il était la révélation de cette édition, avec deux victoires d'étape et le maillot vert alors qu'il n'a pas franchi la ligne d'arrivée - bien avant la règle des 3 km. Mais alors qu'il était en piteux état, il signera plus tard un retour fracassant.
Mais il n'aura pas lieu instantanément. En 1992, il ne viendra pas sur la Grande Boucle, trop de mauvais souvenirs. Au lieu de cela, il va martyriser les sprinters sur la Vuelta - qui a lieu en mai à cette époque-là - et rafler 4 étapes avec le classement par points en prime. Mais quand il revient en 1993, le scepticisme est de mise.
"Abdou" va-t-il oublier le passé ? Le début de Tour envoie des signaux mitigés, puisqu'il rafle une étape mais est aussi dominé par Nelissen puis Mario Cipollini. Heureusement, ces deux-là abandonnent quand la montagne pointe le bout de son nez. Mais c'est alors Olaf Ludwig qui mate l'Ouzbek.
La délivrance viendra en fin de Tour. La traditionnelle arrivée à Bordeaux est sienne, le maillot vert acquis, mais reste la dernière étape. Le retour sur les Champs, où l'on imagine que l'Ouzbek va jouer la sécurité. Que nenni ! Il déboule plein centre et débute une empoignade incroyable avec Frédéric Moncassin, remportée par Abdoujaparov qui n'a rien perdu de son côté casse-cou. Aujourd'hui, les deux sprinters auraient sans aucun doute été disqualifiés.
De quoi le relancer pour de bon. 1994 sera sa grande année même si, paradoxalement, il n'aura jamais été aussi contesté. Sur le Giro d'abord. Les jeunes sprinters de qualité pullulent, dont Jan Svorada, qui tapera trois fois l'Ouzbek sur les routes italiennes, avant d'abandonner à deux jours de l'arrivée, laissant le champ libre pour qu'Abdoujaparov remporte le classement par points. Ouf.
Mais il prolonge sa forme et s'aligne sur le Tour de France. Et dès la première étape, il exorcise ses vieux démons. Sur l'étape d'Armentières, il échappe à la fameuse chute susmentionnée et rafle le premier sprint massif. La prise de conscience est là : les gamelles n'arrivent pas qu'aux autres.
Malgré tout, il sera là aussi mis à mal sur les autres arrivées, par Svorada encore, mais aussi par Nicola Minali, un autre nom qui fleure bon les années 90. Ce n'est que la veille de l'arrivée qu'il met tout le monde d'accord, triomphant du Tchèque au Lac Saint Point et validant un troisième maillot vert. À ce moment-là, Abdou est au sommet.
Mais il a déjà 30 ans. L'âge critique pour un sprinter. Et en 1995, la concurrence a les dents longues. Cipollini est de retour, Jalabert aussi, un certain Erik Zabel débarque, les sprinters ambitieux sont légion comme Fabio Baldato et Jeroen Blijlevens. Et tous ces coureurs-là empochent une étape chacun leur tour. Abdou continue de dominer les sprints intermédiaires, visant le maillot vert, mais "Jaja" sera au-dessus. Peine perdue pour l'Ouzbek.
Le matin des Champs-Élysées, "l'Express de Tachkent" est bredouille. Et la dernière occasion n'est pas la plus facile, avec tous les sprinters du monde qui rêvent d'accrocher cette étape mythique. Mais lui l'a déjà gagnée, il sait à quel moment sortir et à quel moment ne pas sortir.
Giovanni Lombardi est emmené sur un plateau par son poisson-pilote, mais l'Italien n'a pas la science du sprint - pas encore. Abdou déboîte juste avant que son rival ne produise son effort, de quoi lui couper les pattes, et dévie juste assez sa trajectoire pour intimider Gian-Matteo Fagnini. Le message envoyé est incroyable, mais en réalité, il s'agit de son chant du cygne.
Cependant, il prouve son incroyable talent d'une autre manière, en même temps que son intelligence. Il n'a plus la moelle pour résister aux autres sprinters, mais veut faire une dernière Grande Boucle. Comment convaincre son équipe de l'emmener ? En promettant de ramener une étape coûte que coûte.
Mais comment faire quand on ne peut plus lutter avec les Zabel et Cipollini à la régulière ? La réponse est infiniment simple : partir en échappée. En plein Massif Central, il s'éloigne avec des baroudeurs reconnus : Thierry Bourguignon, Laurent Madouas, Mirko Gualdi, Bo Hamburger. Le profil ne lui correspond pas, mais il résiste en tête.
Cependant, c'est surtout l'arrivée qui ne lui correspond pas. Une rampe finale classée en 3e catégorie, ce n'est pas pour un sprinter, non ? Sauf que c'est là qu'il va décramponner un à un tous ses camarades fuyards et signer son dernier succès d'envergure en carrière. Accessoirement, il prouve à tout le monde son QI vélo en prime.
Mieux encore, il sera resté fidèle toute sa carrière à un credo qu'il a maintes et maintes fois martelé : "si vous voulez gagner, vous devez prendre tous les risques".