Avec leur équipement blanc et rouge et leur démarche particulière, Qu Yunxia, Zhang Linli et Zhang Lirong courent en équipe et, à 600 mètres de la fin du 3000m, elles se portent à l'avant du peloton de tête et mettent une mine. Triplé. Sur 10000 mètres, Wang Junxia, 18 ans, gagne avec un tour d'avance sur sa collègue d'entraînement Zhong Huandi. Enfin, Liu Dong remporte l'or sur 1500m. À Stuttgart, l'athlétisme féminin chinois stupéfie. Elle sont "l'armée de Ma", du nom du mystérieux entraîneur qui les couve.
Ma Junren est probablement le nom le plus sulfureux de toute l'histoire de l'athlétisme. Grâce à ses méthodes d'entraînement, il avait bâti une équipe supersonique capable des plus grands exploits sur demi-fond. Dans un sport qui en a quand même vu des sévères en matière de dopage à grande échelle, la razzia pique les yeux. Interrogé sur cette réussite insolente, Ma dévoile le secret de ses ouailles : leur régime alimentaire très spécial. Un quart de siècle avant que toute la planète ne s'arrête après un repas à base de pangolin, l'entraîneur explique qu'elles carburent... à la soupe de sang de tortue à carapace molle.
De la tortue pour devenir un lièvre, Ma devait sans doute avoir un tropisme pour les fables de la Fontaine. Après les Mondiaux, lors des championnats de Chine, Wang Junxia bat le record du monde du 3000m plat (le steeple n'existe pas encore chez les femmes) et, surtout, elle pulvérise celui du 10000m. C'est un euphémisme : 41 secondes et 96 centièmes de mieux ! 29'31''78 : la marque tiendra jusqu'aux JO de Rio en 2016 et les 29'17"45 d'Almaz Ayana qui seront battus par Sifan Hassan puis Letesenbet Gidey en juin 2021 (29'01"03).
En 1997, le journaliste Zhao Yu publie un livre intitulé "Enquête sur l'Armée de Ma". Quatre ans après Stuttgart, un an après les JO d'Atlanta lors desquels Wang Junxia a remporté le titre sur 5000m et l'argent sur 10000m sans Ma à ses côtés, l'enquête ne comporte pas un élément crucial dans cette première édition : une lettre de 1995 écrite par Wang et neuf autres athlètes. Wang, égérie du régime, mène la révolte tandis qu'elle et ses coépières vivent une vie monastique et austère en Mandchourie dans le nord-est du pays.
Neuf ans plus tard, dans la réédition, la missive est cette fois-ci publiée. La télévision publique chinoise confirme son existence. L'IAAF (devenue World Athletics) est gênée aux entournures car Wang est au Hall of Fame depuis en 2012. Publiée en mandarin dans les colonnes de Tencent Sport et traduite en anglais par le South China Morning Post, la dénonciation est sans équivoque : "nous sommes des êtres humains, pas des animaux. Pendant de nombreuses années, il nous a forcées à prendre de grandes quantités de produits interdits. C'est vrai. Nous sommes également inquiètes d'entacher la gloire de notre pays et de minimiser la valeur de nos médailles d'or qu'il nous a été si difficile de gagner".
Depuis les prouesses de l'Armée de Ma, seule une Chinoise a remporté une médaille sur demi-fond : Sun Yingjie sur le 10000m, à Paris en 2003. Deux ans plus tard, elle était contrôlée positive. L'empire du milieu s'est repositionné sur les courses sur route, le marathon et la marche avec réussite. Mais jamais plus la soupe de sang de tortue à carapace molle n'a permis de nouveau de briller sur le tartan.
