Dick Fosbury, la révolution qui a fait flop
Grâce à l'altitude et les améliorations technologiques comme le système Photosprint d'Omega, les Jeux olympiques de Mexico en 1968 ont été marqués par une avalanche de records de monde (100m, 200m, 400m, 400m haies, 800m, relais 4x100m et 4x400m, saut en longueur, triple saut chez les hommes; 100m, 200m, relais 4x100m, saut en longueur et lancer du poids chez les femmes).
Révolutionnaire mais pas pionnier
Dick Fosbury ne fait pas partie de la liste. Lui a "simplement" battu le record olympique lorsqu'il s'est paré d'or au saut en hauteur avec 2,24m au troisième essai. Mais bien plus que la marque en elle-même, c'est la manière dont il a franchi la barre qui est immédiatement entrée dans l'histoire : avec un rouleau dorsal. Le "Fosbury flop" était né et la Mondovision a accéléré le processus de popularisation.
La médiatisation a son importance car Fosbury n'a pas été le premier à sauter de cette manière. La paternité échoit à Bruce Quande, étudiant du Montana qui, probablement en 1959, a opté pour ce style, une photo datant de 1961 (ou 1963 selon les sources) faisant foi. Il est possible que Fosbury, deux ans après avoir utilisé sa technique dans une compétition scolaire pour la première fois, en 1963, a vu la Canadienne Debbie Brill passer la barre d'une manière proche de la sienne, technique qui a aussi pris son nom : le "Brill Bend" (l'incurvement de Brill en VF).
Enfantin, non ?
Le Fosbury flop est une découverte ontologique. Il a révolutionné la pratique du saut en hauteur dans l'instant. Mais le plus intéressant, c'est que Fosbury n'était pas un athlète doté de capacités innées hors du commun. Dans un article de Sports Illustrated publié le 10 février 1969, son entraîneur affirmait que son élève n'avait "pas de ressort, de force ou de vitesse exceptionnels". D'ailleurs, le natif de l'Oregon a choisi le saut en hauteur par élimination, principalement parce qu'il est grand et dégingandé. "J'avais forcément un certain talent pour le saut en hauteur, mais j'étais moyen en sport, vous savez, le type tout juste assez bon pour entrer dans l'équipe, considérait-il modestement dans les colonnes de l'Equipe en 2018. Mais je n'ai jamais rien dominé, un peu dilettante. Tant que j'ai été écolier et jusqu'à 21 ans, c'était ça. Et, quand je suis arrivé à la fac, je suis devenu sérieux à l'entraînement, ç'a commencé à payer et j'ai aimé".
Fosbury a commencé à sauter dos à l'obstacle à l'âge de 16 ans, quand il a plafonné en sautant en ciseaux : 1,62m. Dans un article paru dans Sports Illustrated en 2000, celui qui, après son titre olympique deviendra ingénieur civil, résumait de manière empirique ce style, des idées reçues : "je n'ai jamais essayé d'être un anticonformiste. Simplement, je trouve des solutions. Je résous des problèmes. C'est ce que font les ingénieurs". Concrètement, "avec les ciseaux, tu as l'habitude de renverser la barre avec tes fesses. Alors j'ai essayé de soulever un peu mes hanches. Ce n'était que de l'intuition". Dès son premier concours, la différence est notoire : il franchit 1,77m, soit 15cm de plus que son record en ciseaux !
Dans L'Equipe en 2018, il rembobinait plus d'un demi-siècle en arrière : "pour franchir des hauteurs que je ne connaissais pas, j'ai essayé de remonter mes hanches verticalement. Et, en faisant ça, il m'a fallu mécaniquement reculer mes épaules et ç'a marché : mon corps changeait sa réaction devant la barre et, au lieu de m'asseoir, je me couchais dessus".
L'intuition initiale s'est affinée. En 1969, dans Sports Illustrated, Roy Blount Jr explique de manière imagée la technique iconoclaste de "Fos" : "il se décentre légèrement à gauche avec une démarche qui peut rappeler un chameau à deux pattes, s'accroche à droite au dernier moment, plante son pied extérieur parallèlement à la barre, pousse avec "l'action d'une vis" comme il dit, de sorte que son dos se tourne brusquement à la barre et, idéalement, s'élève de sept pieds et se transforme en l'air. Puis, levant un œil par-dessus son épaule à la barre, il s'allonge comme un homme légèrement inquiet allongé sur une chaise longue trop courte pour lui, finit par lever les jambes et tombe à plat ventre".
L'Américain, plus prosaïque, détaillait son processus de perfectionnement dans L'Equipe : "le premier jour, la révolution c'était : ne plus s'asseoir mais se coucher. Pendant les deux années suivantes (de 1963 à 1965), par intuition, j'ai de plus en plus envoyé mes épaules les premières. L'année d'après, j'ai des photos qui montrent que je franchissais la barre à 45 degrés et non plus en parallèle. J'étais au milieu de l'évolution. Je réalisais qu'on pouvait courber le dos et enrouler dans ce sens-là, en abordant la barre à 90 degrés. C'est phénoménal et tellement simple : ç'a marché car on a le dos flexible et pas l'autre côté. Nos genoux ne se plient que dans un sens ! Enfantin, non ?". Encore fallait-il y penser...
Un apport technologique pas si secondaire que cela pourrait en avoir l'air et qui a aussi contribué à populariser le rouleau dorsal : la matière sur laquelle se réceptionnaient les sauteurs. Dans L'Equipe : "à la fin des années 50, les sauteurs ont commencé à se réceptionner sur du sable plutôt que sur la terre. Le sable était plus doux, mais ce n'était pas super quand même. Puis, on a commencé à utiliser des tas de copeaux de bois. Mais, en Oregon, dans les écoles et à la fac, on nous avait déjà installé de la mousse. Disons que c'est bien tombé". C'est le cas de le dire !
8 cm de mieux que la légende Brumel en 1964
Dans les années 60, tout est bon pour un affrontement États-Unis/URSS, tant que cela ne provoque pas une guerre nucléaire. De 1960 à 1963, John Thomas et Valery Brumel se concurrencent. Le record du monde gagne 11 cm en 3 ans : des 2,17m de Thomas aux 2,28m de Brumel. Aux JO de Tokyo, en 1964, Brumel se pare d'or devant Thomas et John Rambo en passant 2.16m au premier essai. Rien d'extravagant (c'est la même barre qui a permis au Soviétique Robert Shavlakadze de l'emporter, au nombre d'essai devant... Brumel) et témoin d'une période où les performances en haute altitude stagnent. En 1965, Brumel est victime d'un accident de la route à Moscou et frôle l'amputation. Carrière brisée, à 27 ans.
En 1968, seul Valentin Gavrilov, qui terminera en bronze, savait comment Fosbury sautait après avoir effectué un stage outre-Atlantique. Pour les autres, c'est la surprise, d'autant que l'Américain n'a jamais concouru hors des frontières de son pays. 2,24m, ce n'est pas le record du monde mais c'est un record olympique pulvérisé de 8 centimètres.
"Tout le monde a juste pensé : "c'est sympa à regarder, c'est assez drôle, mais il ne fera jamais rien"". En 1969, alors que la carrière de Fosbury est déjà terminée ou presque, rappelait à Sports Illustrated cette source de motivation qui sert souvent de socle à un champion. Il faudra une décennie pour le "Fosbury flop" devienne la norme. Le dernier Américain à aller très haut en ventral est Pat Matzdorf, avec 2,29m, en 1971. Le dernier sauteur d'envergure à faire mieux est Soviétique : Vladimir Yashchenko, avec 2,33m en 1977 à Richmond et 2.34m à Tbilissi en 1978.
Néanmoins, Matzdorf contre Yashchenko sont déjà des vestiges des temps jadis, comme le rappelait Mark Beech dans Sports Illustrated en 2000 : "quatre ans plus tard, à Munich, 28 des 40 concurrents du saut en hauteur masculin copiaient Fosbury. Et depuis, sur les 36 médaillés olympiques, 34 sont des Floppers". En 1972, "Fos" ne défend pas son titre. Accaparé par des études d'ingénieur ("plus je sautais haut, plus mes notes chutaient", constatait-il dans L'Equipe), il attend de passer son diplôme pour renouer avec la compétition mais "honnêtement, je n'avais plus le niveau... Et j'ai commencé à travailler. C'était ça mon destin, c'est vraiment ce que je voulais être. Un jeune ingénieur, très middle class, normal". En toute simplicité.
45 ans plus tard, le rouleau ventral fait définitivement partie des livres d'histoire et seul le décathlonien Erki Nool dans les années 90-2000 passait les barres en rouleau ventral. "Je ne me doutais pas que j'allais révolutionner la discipline", osait modestement Fosbury. Une révolution qui fait flop en 1968, ce n'est pas inédit mais lui pouvait littéralement dire que la sienne a tiré ses semblables vers le haut. Jusqu'aux 2.45m de Javier Sotomayor.