Interview - François Pervis : "sur le kilomètre, tu sais que tu vas donner ta vie sur une minute"
Flashscore : ce mardi se dispute l'épreuve mythique du kilomètre arrêté. Vous êtes quadruple champion du monde et recordman du monde de la distance. Vous êtes mieux placé que quiconque pour expliquer les particularités de cette discipline. Que sont les aptitudes physiques à avoir justement ?
Des qualités de vélocité principalement au départ. On le voit avec les coureurs qui en ont moins, qui finissent fort mais qui ont pris trop de retard au début. Ensuite, il faut être très puissant, très résistant au lactique et sacrément solide parce que c'est l'effort qui fait le plus mal. On sait qu'on va morfler. Comme au départ, on est tenu par la machine et qu'il s'agit d'une épreuve où on peut gagner pour quelques millièmes de secondes, on sait que si on accroche ou qu'on démarre trop tard, on peut perdre du temps ou être déséquilibré parce que la machine continue de tenir le vélo. Il faut partir dans le dixième de seconde et c'est très stressant. Il faut aussi du coffre, de la résistance. Le kilomètre, c'est très complet.
Même dans un effort aussi brutal, est-ce qu'il y a une part de stratégie malgré tout ?
Tu ne peux pas faire une minute à bloc, à un moment donné, tu n'es qu'à 98% (rires). Il ne faut pas coincer dans le dernier tour. Mais la gestion de la borne a changé parce que, maintenant, les braquets sont énormes. Aujourd'hui, tout le monde met de très très gros braquets donc les coureurs coincent moins dans le dernier tour par rapport à ma génération où on tournait plus les jambes et où on commençait à toxiner vraiment très tôt car on était encore trop en vélocité. Aujourd'hui, avec les braquets qu'on met, on tourne moins vite les jambes, on est plus en force et en puissance et c'est ce qui permet d'en avoir toujours sous la pédale et de maintenir un plateau de puissance et de vitesse.
Vous êtes toujours détenteur du record du monde que vous aviez établi en 2013 à Aguascalientes (56.303). Outre l'altitude, la qualité de piste favorise-t-elle un tel chrono ?
Sur ce vélodrome, la piste était faite avec des lamelles, avec du bois tendre. La roue arrière chassait car le virage n'était pas assez relevé et on allait trop vite pour cette piste-là. En plus, le vélodrome est sous une bulle, comme pour un court de tennis par exemple, et la pressurisation annulait quasiment les effets de l'altitude parce que la mise sous pression de la bulle se faisait par l'intérieur. En fait, pour entrer sur la piste, il fallait passer par des sas, public comme staff et athlètes. À Aguascalientes, on était à 1700 mètres d'altitude sans être à 1700 mètres d'altitude.
Vous étiez sur quel braquet en règle générale ?
J'avais 52x13 et maintenant Jeffrey Hoogland (triple champion du monde du kilomètre, ndlr) doit être à 62x12 ou 62x13, peut-être plus gros. Il faudrait lui demander mais il met des braquets d'assassin, c'est un autre monde, on n'est pas fait pareil (rires).
Si quelqu'un avec votre palmarès dit que c'est un autre monde, c'est que ça doit être complètement dément !
L'entraînement a beaucoup évolué et puis, en ce qui me concerne, je n'étais pas fait naturellement pour tirer un tel braquet. Quand on voit ce qu'ils sont capables de soulever en musculation, ce sont vraiment des golgoths ! Ils sont très forts physiquement. Moi je gagnais parce que j'avais une bonne cadence de pédalage, il n'y avait jamais de temps mort et j'étais en souplesse. Il faut comparer ce qui est comparable. Il y a deux secondes d'écart, c'est un univers. Si Jeffrey va sur une piste en altitude, il peut potentiellement me mettre deux, voire trois secondes et être sous les 54 secondes.
L'époque où la minute était une barrière emblématique n'est pas si éloignée pourtant.
Ça a évolué de partout. Par exemple, Harrie Lavreysen, sur 200 mètres lancés, au niveau de la mer, il fait mieux que mon record du monde en altitude (9.347, la veille de son record du monde du kilomètre, ndlr). Il fait 9.2. Le Trinidadien Nicholas Paul qui a été vice-champion du kilomètre en 2021 s'est cassé deux fois les dents sur mon record du monde à Aguascalientes et il est allé à Cochabamba en Bolivie, à plus de 2500 mètres d'altitude pour le faire (en 2019 : 9.100, ndlr). Au niveau de la mer, ça équivaut à 9.4.
Comment enchaîne-t-on des disciplines différentes entre l'effort individuel du kilomètre, le face-à-face dans la vitesse individuelle et la course à 6 dans le keirin ?
J'étais plutôt fait pour les épreuves en solitaire mais j'ai aussi gagné sur la vitesse individuelle et sur le keirin, ce qui veut dire que je savais courir. Et c'est très difficile, justement, d'apprendre à courir. Dans une année, je ne pouvais faire que 5 compétitions : les Monde, les Europe, les France et un ou deux Grands Prix pour marquer des points et conserver son ranking mondial. Or moins tu cours, moins tu peux gagner en expérience. Et si tu l'as et que tu ne cours pas, tu la perds car ce n'est jamais acquis. Donc je faisais beaucoup de vidéo. J'avais une base de données car l'Equipe de France filmait tous les concurrents et tout était classé. Quand je ne courrais pas, je faisais de la vidéo et je mettais à la place de chaque coureur. Autrement dit, dans un keirin, il y a 6 concurrents et je me mettais à la place des 6, pour comprendre pourquoi l'un a gagné et les autres avaient perdu et ce qu'il aurait fallu faire pour l'emporter. Cela me permettait d'observer les points forts et les points faibles de chacun. Comme ça, quand je tombais sur eux en match, je les connaissais et je faisais en sorte de les faire courir sur leurs points faibles pour les mettre en échec. Je pouvais anticiper beaucoup de choses et aller sur mes points forts. En tant que kilométreur, j'avais à la fois l'explosivité et la résistance. Je pouvais démarrer un sprint très tard ou de très loin pour user mes adversaires qui n'étaient pas aussi résistants que moi. J'avais cette chance-là, ce qui me permettait de pouvoir gagner en un-contre-un en vitesse, un keirin lancé de loin et un kilomètre qui durait une minute à bloc.
Le kilomètre n'est plus au programme des Jeux olympiques depuis 2004. Comment l'expliquer ?
Bonne question (rires). Après les Jeux d'Athènes, en 2005, il fallait introduire d'autres épreuves. Et, sous prétexte qu'il y avait trop de coureurs, et pour faire entre le BMX, il a été décidé de nous retirer une épreuve. L'UCI a donc fait un sondage auprès des fédérations en remettant en question plusieurs épreuves comme le kilomètre, l'américaine, la course aux points et leur a demandé laquelle il fallait retirer du programme olympique. Dans la mesure où la majorité des nations n'ont pas de centres d'entraînement ou de pôle national comme cela peut être le cas en France où on peut sortir des sprinteurs, leurs fédérations ont privilégié les épreuves où elles avaient la possibilité de faire une médaille. Par exemple, dans la course aux points, si tu n'es pas le plus fort, tu sors en facteur, tu prends un tour, tu marques quelques points et sur un malentendu tu peux faire une médaille. C'est déjà arrivé. Les petits pays ont rayé le kilomètre car elles n'ont pas de structure et ils ont gardé les courses où ils peuvent avoir un coup de bol.
L'argument du quota est fallacieux puisque les coureurs s'alignent sur plusieurs épreuves, pas seulement sur le kilomètre.
Effectivement, ils auraient pu faire une sélection des vingt meilleurs mondiaux et ça ne concernait qu'un créneau d'une heure pour faire passer tout le monde.
Pour donner un point de comparaison très simple, c'est comme si on supprimait le 100 mètres en athlétisme ?
Complètement, alors que c'est l'essence du cyclisme sur piste. Le kilomètre, c'est un dépassement de soi physique et mental. Mentalement, c'est super dur parce que tu sais que tu vas te mettre minable et donner ta vie sur une minute. Physiquement, c'est terriblement difficile. C'est le don de soi, une minute à bloc, quasiment sans gestion. C'est se donner à fond. Ce sont les valeurs de l'olympisme.
À propos des Jeux olympiques, les épreuves se disputeront sur le vélodrome de Saint-Quentin-en-Yvelines l'année prochaine. Une piste où vous avez de très bons souvenirs !
J'y ai remporté les titres sur le kilomètre et le keirin en 2015. C'est vraiment un très beau vélodrome et les coureurs étrangers, déjà en 2015, me disait qu'il était magnifique. Il fait 8,5 mètres de large alors que c'est traditionnellement 7 mètres de large. Tous ceux qui l'avaient découvert à ce moment-là l'ont trouvé impressionnant, surtout dans les virages.
Ça change du bol de l'INSEP et sa fameuse piste de 166,66 mètres !
Je m'y suis entraîné pendant des années et il était temps qu'on parte. On utilisait toujours de plus gros braquets et on n'arrivait jamais à les lancer. Des rayons de roue ont cassé à cause de la pression exercée. C'était tellement un bol que, quand on était à la ballustrade pour lancer le sprint, à l'entrée du virage, on perdait l'arrière !
Ces Mondiaux se disputent sur le vélodrome Sir-Chris-Hoy. Qu'a-t-il laissé comme empreinte sur son sport ?
Outre ses titres, il avait une prestance incroyable, il reste très abordable et ça contribue à ce qu'il représente, à tous points de vue. S'il y a quelqu'un à retenir sur les 30 dernières années, c'est lui. Dans sa génération, il y a aussi Jason Kenny qui était surtout sur la vitesse individuelle. Chris, lui, a gagné le kilomètre, le keirin, la vitesse individuelle, la vitesse par équipes et il ne lui a manqué que 5 millième pour être détenteur du record du kilomètre (en 2007, 58.880, alors qu'Arnaud Tournant avait signé 28.795 en 2001 à La Paz en Bolivie, ndlr). Il a tout gagné et c'est pour ça que je le mets au-dessus.