Interview - Julien Billiotte : "C'est sur le plan humain que le défi est le plus grand pour Alpine"
Expert de Formule 1 et de l'histoire de Renault, devenu Alpine Racing, Julien Blliotte a déjà écrit un livre sur l'écurie française en 2022. Il a décidé de continuer cette année, en mettant notamment en lumière des interlocuteurs peu relayés dans la presse. Il a également accepté de répondre à nos questions concernant la saison 2023 d'Alpine.
Depuis quand avez-vous été en immersion ?
"J'ai commencé à définir les thèmes en janvier/février et j'ai bouclé le livre fin septembre. Ce n'est pas un bouquin chronologique, j'ai pu m'organiser en fonction des sujets que je voulais exploiter."
Vous abordez plusieurs thèmes que nous n'avons pas l'habitude de découvrir à travers votre livre. Pourquoi donner la parole aux personnes travaillant depuis les usines d'Alpine ?
"On n'a pas vraiment l'occasion de connaître l'envers du décor. J'ai pu parler des ingénieurs, au responsable du simulateur, à des gens qui travaillent à distance, les sponsors… Tous ceux qui sont dans l'ombre et cela permet d'apprendre pas mal de choses. Je pense notamment au centre de contrôle à distance à Enstone. On a l'impression d'être à la NASA. Il y a des écrans géants, des ingénieurs, ils aident ceux qui sont sur le terrain et soutiennent sans non plus interférer trop dans les canaux de communication. J'ai aussi pu parler avec Victor Martins, par exemple, qui avait fait une mission de soutien durant le Grand Prix de Miami. Il a roulé au simulateur toute la nuit. Et grâce à ses progrès, ils ont pu analyser beaucoup. Ce sont vraiment des choses qui ne sont pas connues. Même si on peut avoir l'image d'un sport individuel, en fait, c'est un sport très collectif."
Vous avez aussi abordé le GP Explorer…
"J'ai pensé que cela serait pas mal d'y aller. Il y avait des affiliations à Alpine. Un super engouement. Il fallait l'évoquer parce que cela fait aussi partie de la communication de l'écurie. Quand les résultats ne sont pas là, c'est aussi bien de voir ce qui se passe à côté."
Tous vos intervenants ont témoigné du fait qu'Alpine est toujours en évolution. Qu'en pensez-vous ?
"Alpine, ils ne sont pas loin d'avoir atteint leur vitesse de croisière. L'écurie a grandi énormément depuis 2016. Il faut du temps pour que tout le monde prenne ses marques. Les effectifs sont en place et vont finir par rattraper les Mercedes et Ferrari. Il y a suffisamment d'éléments pour progresser de manière constante. Pour Bruno Famin (team principal, ndlr), le grand défi est de voir ce qu'il faut faire et résoudre ce qui n'est pas matériel. Libérer les énergies. Les gens sont là, les outils sont là. Il faut passer un cap maintenant. Quand les freins que les personnes se mettent tomberont, là, les choses changeront. L'implication est là aussi. L'état d'esprit doit émerger en conséquence. Ce n'est pas évident quand vous avez 1500 personnes sur deux sites différents et que tout change rapidement. C'est donc peut-être sur le plan humain que le défi est le plus grand. Et quand ce sera réglé, ce sera magnifique. Alpine est sur le point de franchir ce palier."
Et puis après, il y aura les révolutions de 2026, ce qui provoquera encore des changements…
"C'est l'objectif. 2026, c'est demain. Un nouveau règlement apporte des opportunités de combler les écarts plus rapidement. Mais, ça ne veut pas dire qu'il faut attendre 2026 et une solution. L'idée est de monter en puissance et arriver en 2026, en faisant la bascule. Un peu à l'instar de Mercedes en 2014 ou Red Bull en 2022 avec le moteur hybride."
Quel regard jetez-vous sur la saison de l'écurie ?
"Personne ne se voile la face. Sur le plan sportif, la saison ne répond pas aux attentes. L'année dernière, Alpine a fini 4ᵉ. L'idée était de se rapprocher du top 3, mais l'écurie finit 6ᵉ, loin du top 5 avec Aston Martin qui a démarré rapidement, et McLaren qui est revenu avec des performances phénoménales… Pour moi, l'écart à la poule était stable par rapport aux références en début de saison. Mais ce qui compte, c'est la progression sur toute la saison. Si vous ne progressez pas par rapport à la concurrence, vous allez reculer. Chez les pilotes, en revanche, il y a eu une quasi-égalité de points. Ce qui n'est pas négatif."
Et quel est votre avis sur les performances de Pierre Gasly ainsi que d'Esteban Ocon ?
"Leurs saisons correspondent à mes attentes. Ils ont un parcours très similaire. Cette année, chacun fait un podium (Monaco et Zandvoort, ndlr). Il y a eu des dynamiques différentes. Esteban a commencé très fort, Pierre a dû trouver ses marques. Et petit à petit, cela s'est inversé. Ce qui est aussi intéressant est de regarder les "courses trompe-l'œil". À Singapour, Esteban fait une très bonne course, puis abandonne à cause d'un problème de fiabilité. Le Grand Prix devient un peu fou et c'est Pierre qui finit 6ᵉ. Sur le papier, on se dit qu'il est meilleur, mais en réalité, Esteban a été plus en forme ce week-end-là. Au contraire, à Las Vegas, Esteban est éliminé en Q1, Pierre fait un très bon résultat en Q3, et finalement, c'est Ocon qui finit dans le top 5 le dimanche. C'est un coup à toi, un coup à moi. Chacun a eu ses temps forts et c'est dommage pour Alpine qu'ils n'ont jamais pu être au top en même temps. Après, être en milieu de plateau, c'est très frustrant. Le maximum qu'on peut faire sans abandon, c'est 6ᵉ, 7ᵉ..."
Il y a aussi eu les problèmes mécaniques dus aux capacités de la voiture…
"Je pense que plus de régularité, et plus de constance aurait aidé. Parfois, ils arrivaient le vendredi, ils posaient la voiture et tout allait correctement et puis le lendemain tout allait mal. Et puis après, il y a les soucis de stratégie, des pneus qui se sont trop dégradés…"
Pensez-vous que l'Académie Alpine est l'une des plus impliquées dans la formation des pilotes ? Elle a récemment bien entraîné Jack Doohan et Victor Martins…
"Cela a été une volonté de Renault de relancer les programmes de formation, comme celui dont avait fait partie Fernando Alonso. Il fallait identifier les jeunes talents et faire des paris sur eux. Cela coûte toujours moins cher de développer des pilotes que de recruter ailleurs. Tous les constructeurs ont la même philosophie. S'ils arrivent à faire grandir quelqu'un qui après a l'occasion d'être pilote chez eux… C'est gratifiant et positif financièrement. Alpine est du genre à avoir moins de pilotes que d'autres, mais du coup plus se focaliser sur ceux qu'ils ont déjà. Il y a des gens vraiment très bons, comme Victor Martins. Je ne sais pas s'il aurait pu continuer sans le soutien d'Alpine. Donc c'est aussi un passage obligé pour certains pilotes."
Qu'en est-il du programme Racher soutenant les pilotes féminines ?
"Ils investissent dedans, donc ils estiment que la diversité est importante. Et je pense que la F1 n'attend que cela. Une jeune femme qui gagnera sa place au mérite. Seulement, le vivier est plus petit par rapport aux hommes. Sur 100 pilotes dans une compétition de karting, vous avez peut-être 95 garçons et 5 filles… L'idée est de voir émerger plus de femmes. Cela arrivera, mais il faut encore du temps. Alpine a ce mérite de soutenir six pilotes féminines, mais aussi des ingénieures. Les femmes sont les bienvenues dans ce sport."