Les cyclistes français roulent à l'IA et aux sciences dures
Posant chaîne de vélo à la main dans la soufflerie de l'Institut Aérotechnique (IAT) de Saint-Cyr-L'Ecole, à quelques coups de pédale du vélodrome national de Saint-Quentin-en-Yvelines, Fabrice Ville, enseignant-chercheur à l'INSA Lyon, est prêt à en découdre. Sa silhouette, admet-il en rigolant, lui interdit tout exploit sportif. Mais le cerveau turbine à fond pour aider les Bleus "à gagner quelques watts".
Sa mission : travailler sur les frictions de la transmission du vélo – chaîne, plateau, pignon –, pour essayer de les réduire au maximum.
"Il y avait eu très peu d'études sur le sujet. Et on a constaté que la marque de la chaîne n'avait pas trop d'importance", explique-t-il. "C'est rassurant parce que ça veut dire que lorsqu'on verra les Britanniques arriver avec une nouvelle chaîne dorée, ça ne fera pas forcément la différence. Les points-clés sont la tension de la chaîne et la lubrification. On est sur des gains marginaux qui peuvent faire la différence entre un premier et un deuxième sur un sprint."
Les recherches de Fabrice Ville s'inscrivent dans le cadre du programme prioritaire de recherche (PPR) "Sport de très haute performance" lancé par le gouvernement en 2018 et doté de 20 millions d'euros.
"Les différentes équipes de France travaillaient déjà avec des bio-mécaniciens, des physiologistes, des nutritionnistes ou des préparateurs mentaux. Mais il n'y avait pas d'investissement des sciences dures, des mathématiciens, des physiciens et des mécaniciens", plaide Christophe Clanet, directeur de recherche au CRNS, professeur à Polytechnique et directeur de Sciences2024 qui anime aujourd'hui un réseau de quinze grandes écoles déterminées à s'investir "à 100 % jusqu'aux Jeux".
Retard
Le plan gouvernemental a permis de financer douze projets dont celui que la Fédération française de cyclisme (FFC) a lancé avec l'aviron.
"Si on veut continuer à être dans les nations fortes, insiste Emmanuel Brunet, manager recherche et performance à la FFC, on ne peut plus prendre de retard sur les aspects scientifiques" face à des nations "en avance sur nous" comme les Australiens qui "ont montré la voie avec les Jeux de Sydney" en 2000 ou "les Anglais qui ont recopié ce modèle en y mettant encore plus de moyens" pour les JO 2012 de Londres.
À la FFC, plusieurs chantiers ont été ouverts pour aider Mathilde Gros ou Benjamin Thomas à viser l'or.
Dans les bâtiments historiques de l'Institut Aérotechnique, une ancienne soufflerie automobile truffée de capteurs et d'ordinateurs, le programme a permis de financer deux "mannequins jumeaux", des répliques parfaitement fidèles du sprinteur Sébastien Vigier et de Benjamin Thomas, quintuple champion du monde, grâce à une modélisation et une impression 3D.
Ils servent aux ingénieurs à multiplier les tests pour améliorer l'aérodynamisme en travaillant sur la posture, mais aussi les tissus utilisés pour obtenir la combinaison la moins résistante à l'air possible.
Six prototypes ont été expérimentés sous la supervision de Philippe Odier, afin de "trouver la bonne rugosité du textile" qui peut permettre, selon cet enseignant-chercheur à l'École normale supérieure de Lyon, de gagner "jusqu'à une seconde sur une course de 45 secondes".
"40 % d'un rond-point"
Au vélodrome, les pistards travaillent dans une tente hypoxique qui permet de simuler une altitude jusqu'à 5 000 m, et se soumettent aux tests d'Iris Sachet, ancienne coureuse devenue scientifique du sport, pour d'obtenir le profil physiologique le plus complet possible pour chaque athlète.
"On essaie au maximum de faire parler les données", souligne Iris Sachet qui nourrit les entraîneurs quasiment en temps réel avec des analyses et des compte-rendus parfois très pointus. "On mesure, par exemple, l'impact des cycles menstruels sur la performance des filles."
L'intelligence artificielle contribue à définir les stratégies de courses et, avec la modélisation du vélodrome en 3D, déterminer les trajectoires idéales que les pistards essayent ensuite de mémoriser à l'entraînement en suivant des petites croix blanches scotchées sur la piste. "Clairement un avantage face à la concurrence étrangère", affirme Christophe Clanet.
L'enjeu pour le directeur de Sciences2024 est de conserver cet élan au-delà de cet été. Alors que le projet en cours va s'arrêter en fin d'année, il milite pour la création d'une "équipe de France de la recherche", notamment dans l'optique des Jeux d'hiver de 2030.
"On peut dire que 20 millions d'euros, c'est énorme. C'est vrai. Mais à côté de chez moi, aux Ulis, on est en train de refaire un rond-point et la région investit 50 millions d'euros. Donc, on peut dire aussi que la recherche pour le sport élite, c'est 40 % d'un rond-point."