Paul v. Tyson ou la vision prémonitoire de Rocky Balboa
La saga Rocky a oscillé entre l'exceptionnel, le franchouillard, le ringard et le visionnaire, et c'est certainement pour cela qu'elle est aussi mythique. Rocky Balboa, sixième opus sorti en décembre 2006, est particulièrement clairvoyant. Mason Dixon (interprêté par Antonio Tarver, authentique champion du monde des mi-lourds) est un boxeur mal aimé et, pour redorer son blason auprès des fans et de la presse, accepte de défier l'icône Rocky, 60 ans. Le combat ne revêt absolument aucun intérêt sportif : il s'agit d'une exhibition commentée en bord de ring par le trio de commentateurs vedettes d'HBO Jim Lampley, Larry Merchant et Max Kellerman et le promoteur Lou DiBella fait également une apparition dans son propre rôle. Une manière aussi de boucler la boucler puisque Rocky relate un mismatch inspiré de Muhammad Ali v. Chuck Wepner en 1975.
Moins de sens, plus d'argent
Le résultat importe peu, en l'occurrence la victoire par décision partagée de Dixon. Ce qui compte, c'est l'opposition de générations, peu importe qu'un sportif dans la fleur de l'âge défie un sexagénaire rangé des voitures depuis des décennies. Ce qui paraissait être une ficelle grossière pour un ultime volet il y a 18 ans s'est convertie en réalité.
Le combat entre Floyd Mayweather Jr et Conor McGregor en 2018 en boxe anglaise avait été un magnifique cirque, laissant croire que l'Irlandais avait les moyens de renverser le meilleur boxeur défensif de l'Histoire, 49 victoires en 49 combats, sur son propre terrain. La blague avait duré 10 reprises, la star du MMA finissant KO dès que "Money" le bien nommé avait décidé d'accélérer. Elle a surtout rapporté 280 millions de dollars au natif du Michigan et 130 à "Notorious". Francis Ngannou cette année s'est lancé à son tour dans ce défi et s'il a fait flanché Tyson Fury qui est manifestement venu sans entraînement, le deuxième combat face à Anthony Joshua a de nouveau démontré la vacuité d'un tel projet, aussi lucratif soit-il.
Mais la règle d'or du marketing est de donner aux clients ce qu'ils réclament, même (et surtout ?) quand c'est absurde. Et à un moment où le principe phare du Noble Art est d'éviter que les meilleurs s'affrontent au sein d'une multitude de catégories de poids incompréhensibles, une brêche a été ouverte. Mais si McGregor et Ngannou sont des références de leur discipline, les exhibitions organisées par Jake Paul n'ont aucun autre objectif que le gain financier. Affronter Mike Tyson, 58 ans, est révélateur de l'époque où le divertissement prend le pas sur la vraie compétition. Drôle de clin d'oeil, il apparaît dans Rocky Balboa.
On ne regarde plus une performance sportive mais un show, comme si l'emballage devenait plus important que le contenu. D'ailleurs, le rematch en sous-carte opposant Katie Taylor à Amanda Serrano peut être l'un des grands moments de l'année pugilistique avec, en jeu, les ceintures IBF, WBC, WBA, WBO et IBO des poids légers ! Or entre un vrai championnat du monde et un 8x2 minutes avec des gants d'entraînement de 14 onces, c'est la pacotille qui sera vendue au prix du diamant. Mais preuve que le mélange fonctionne et que cela ruisselle en partie, Taylor pourrait toucher la plus grande bourse de toute sa carrière, estimée entre 5.5 et 6 millions de dollars.
Outre le fait que la fascination pour Tyson omet trop souvent le fait qu'on parle d'un homme condamné pour viol en 1992, ce combat met en exergue l'aspect malsain de la manoeuvre : on est prêt à voir et à promouvoir (comme l'indique ce présent article finalement) une opposition qui pourrait laisser un homme sur le carreau, les médecins d'"Iron Mike" certifiant qu'il pourrait mourir dans le ring, purement et simplement. Le combat a d'ailleurs été repoussé après une alerte suffisamment grave.
Le tennis et le football sont des pionniers en matière de compétitions rémunératrices créées ex nihilo, simplement pour empiler les billets et n'hésitant pas à mépriser des principes élémentaires comme le respect des droits de l'homme ou la réduction de l'empreinte carbone. À ce titre, la parodie entre Rafael Nadal et Carlos Alcaraz en mars dernier à Las Vegas était diffusé sur Netflix qui remet le couvert avec Paul v. Tyson.
Accessoirement, cela désacralise les authentiques rendez-vous à enjeu, ce qui entraîne un phénomène inédit : les acteurs détruisent eux-mêmes leur sport, dans un accès de révolte luddiste dont la boxe est un modèle avec 4 fédérations majeures, près d'une vingtaine de catégories de poids et une floppée de ceintures inintelligibles, y compris pour les mordus. À moins que ce ne soit l'application schumpétérienne de la destruction créatrice dans le sport. À défaut de rendre ce spectacle intéressant, cela a au moins le mérite de réviser les principes basiques des cours d'économie au lycée.