Philippe Gaumont, l'âme damnée du cyclisme français
Vingt piges que la France attendait un successeur à Bernard Hinault sur Gand-Wevelgem. Ce 9 avril 1997, Philippe Gaumont devient le 3e Français après Jacques Anquetil en 1964 et le Blaireau en 1977 à remporter la semi-classique flandrienne. Casque à boudins dans le plus pur style flahute, "la Gomme" déboule au milieu d'un groupe de 19 coureurs pour s'offrir Andrei Tchmil et Johan Capiot, le père d'Amaury actuel coureur chez Arkéa-Samsic. Pas du demi-sel, tout comme les coureurs quii prennent les accessits : Sergeï Outschakov (4e), Andrea Ferrigato (5e), Stuart O'Grady (6e), Johan Museeuw (9e), Peter van Petegem (16e). Le coureur de Cofidis, déposé aux 150 mètres par son coéquipier Cyril Saugrain, s'adjuge sa plus belle victoire, à tout juste 24 ans.
Un succès de prestige mais, à l'heure du dopage de masse facilité par la presse de médecins véreux dans l'essentiel des équipes du peloton, Gaumont ne fait pas exception. Il est même un cas d'école : trois contrôles positifs, en 1996, 1998 et 1999, ont émaillé sa carrière, preuve que le milieu était très permissif et les sanctions guère dissuasives.
Pris dans les mailles de l'affaire Cofidis en 2004, il ramasse 6 mois de prison avec sursis et passe à table par écrit l'année suivante dans "Prisonnier du dopage". Gaumont fait partie de la génération ravagée de la formation nordiste : Franck Vandenbroucke, Robert Sassone et lui sont morts prématurément dans des circonstances troubles, entre dépression et suicide pour les deux premiers, accident cardiaque pour le médaillé de bronze à Barcelone en 1992 sur le 100 km contre-la-montre.
Pot belge, Nonox et autres substances
Le Picard jette un pavé dans la mare du cyclisme français qui a toujours voulu, malgré l'affaire Festina, donner l'image d'un microcosme propre, à mille lieues de l'Italie, l'Espagne ou le Benelux. "Pour Philippe Gaumont, dès ses débuts, c'était une pratique aussi obligée et aussi peu problématique que de se raser les mollets, écrivait Luc Le Vaillant dans Libération le 2 juin 2005. Donc, il prenait de la cortisone pour supporter la douleur, de l'EPO pour développer les capacités respiratoires, des hormones de croissance et toute la pharmacopée la plus récente pour ne pas être distancé dans la course à l'armement chimique".
Avec VDB et Nico Mattan, Gaumont a fait les 400 coups entre conquêtes féminines et cocktails "multivitaminés". Dans sa confession à livre ouvert, le coursier raconte par le menu le rite d'initiation pour les bizuts : la seringue dans l'épaule et trois anciens qui appuient chacun leur tour sur le piston pour injecter un pot belge (cocaïne, amphétamines, antalgiques) aux vertus à la fois sportives et récréatives. Voilà l'ambiance de l'époque. Gaumont, d'ailleurs, ne se force pas. Il fait comme les autres et même davantage. "À l'époque, écrit-il, il n'y avait pas le choix. On était obligé d'en passer par là. Après, c'est l'engrenage : hormones de croissance, corticoïdes, EPO. On n'est plus à un produit près, on ne réfléchit plus aux conséquences, savoir si c'est dangereux ou pas. Tout ce qui compte, c'est de décrocher un bon contrat pour la saison suivante". Au lendemain de son décès, Mattan expliquait dans la Dernière Heure que "la Gomme était aussi quelqu’un d’extrême dans ces choix. Avec lui, c’était toujours tout ou rien".
La trousse à pharmacie est aussi importante que le réglage de la selle et la pression des boyaux. "Crise d’angoisse, coup de fatigue, petite déprime : les cachetons et les piquouzes sont là, écrivait David Le Bailly dans les colonnes de Paris Match en 2005. Prozac, Lexomil, Animine, Veinobioase, Myolastan, Revitalose, Synachtène, Soludécadron, Célestène, Diprostène, Ephédrine, Dynabolo, Kenacort, Aranesp, Igf1 : Gaumont égrène la liste des produits ingurgités ou injectés comme un inventaire à la Prévert. Avec une prédilection pour le Stilnox, un somnifère qui provoque un état hypnotique une fois dépassée la phase d’endormissement".
Le "Nonox" comme il est surnommé est l'ami des soirées endiablées et la Gomme, avec sa gueule de beau mec, est un meneur de meute, ce qui fit dire à son ancien coéquipier David Millar, pris lui aussi par la patrouille, au lendemain du dècès du Picard que "Gaumont était une âme perdue qui symbolisait le mal, un sale gosse, qui terrorisait les jeunes, les incitait à se doper, à prendre des produits récréatifs, ou festifs, du Stilnox, de la drogue, de l’alcool. Le pire, c’est qu’il était à la fois démoniaque et charismatique, mais tellement méchant avec tellement de gens que je ne peux pas avoir de compassion pour lui". Il faut dire que l'Écossais et les coureurs anglophones de Cofidis n'avaient pas été épargnés dans "Prisonnier du dopage" : "je les ai vus complètement défoncés. Ils avaient snifé des rails de poudre, obtenue en mélangeant des somnifères (du Stilnox) et des comprimés d'éphédrine. Ils s'amusaient à passer d'une chambre à l'autre, par le balcon, au huitième étage...".
Omerta brisée, carrière tronquée
La norme était à la défonce, entre directeurs sportifs issus de cette culture, journalistes complaisants, organisateurs et sponsors volontairement aveugles et forcément coureurs embringués dans cet engrenage qui avait au-delà de la course, avec une véritable appétence pour la défonce en soirée. Des habitudes de toximanes, avec un sens de l'intégrité à géométrie variable. : "la culpabilité existe. On a beau se cacher, on est rattrapé par le poids de la tricherie à chaque fois qu'on se pique, seul, chez soi, sur son canapé. Ce n'est pas vraiment la tricherie envers les autres qui nous tracasse car, à mes débuts, cela faisait partie du métier et tout le monde le faisait. Non c'est plutôt la tricherie envers soi-même".
Son analyse se complète avec une constatation lucide et finalement terrible pour un sportif de haut niveau : "quelle punition pourrait être plus importante que la certitude que je ne saurai jamais ce que je valais vraiment ? Pendant toute ma carrière, j'ai cru que le bonheur sportif passait par la victoire, la gloire et l'argent... Je me suis dopé pour exister, pour toucher des salaires de plus en plus élevés mais j'ai beaucoup perdu. Maintenant, je réalise que je ne sais pas quel sportif j'étais vraiment. Le dopage est un mensonge permanent. Pendant dix ans, en cédant à cette tentation, j'ai fui un des buts essentiels de la vie : se connaître. Et c'est sûrement cela le plus grave".
Après trois semaines de coma consécutif à un malaise cardiaque, la Gomme met les bouts alors qu'il devait être auditionné au Sénat, en compagnie de Didier Deschamps. La Ministre des Sports, de la Jeunesse, de l’Education populaire et de la Vie associative de l'époque, Valérie Fourneyron, a salué "un homme qui a rompu l'omerta sur les questions de dopage dans le cyclisme". Si le folklore semble avoir bien disparu, les méthodes ont-elles suivi le même chemin ou seulement évolué ? Quoi qu'il en soit, évoquer le destin tragique de Philippe Gaumont constitue une bonne piqûre de rappel.