Chaque année, le public de Roland-Garros empire l'image des supporters sportifs
L'année dernière, cela avait été pris quelque peu à la légère. Pour avoir, le jeudi soir, sorti Arthur Rinderknech, dernier Français encore en lice, Taylor Fritz s'était attiré les foudres du public. Trois heures durant, le court Suzanne-Lenglen avait conspué l'Américain, chahuté de bout en bout et qui avait répondu après sa victoire. L'une des images marquantes de la quinzaine. Deux jours plus tard, la foule l'avait de nouveau hué pour son match suivant.
Un an plus tard, cette attitude passerait presque inaperçue par rapport à celle du public du premier tour entre Giovanni Mpetshi Perricard et David Goffin. Et celui qui en parle le mieux, c'est le Belge, qui a exprimé sa rancoeur après la rencontre auprès des médias de son pays.
"Clairement, ça va trop loin, c'est de l'irrespect total. C'est vraiment trop. Ça devient du foot, bientôt il y aura des fumigènes, des hooligans et ça se battra dans les tribunes. Ça commence à devenir ridicule. Certains sont plus là pour foutre le bordel que pour mettre l'ambiance. Aujourd'hui, quelqu'un m'a craché son chewing-gum. Ça devient compliqué. C'est pour ça que j'ai voulu rester calme. Si je commence à m'énerver là-dessus, ça peut me déstabiliser. Quand on a eu 3h30 avec le public qui te tape sur la tête, tu es content de charrier deux secondes. Ils l'ont mérité. Beaucoup de gens se plaignent. C'est l'écho qu'il y a dans le vestiaire et dans les instances ATP. Je pense que ça ne se passe qu'en France. À Wimbledon il n'y a pas ça. En Australie non plus. L'US Open c'est plutôt tranquille. Ici c'est vraiment une ambiance malsaine."
À la lecture de cette déclaration, plusieurs éléments ressortent. "Ça devient du foot" d'abord. On ne sera sans doute pas encore - on l'espère - sur un tel "modèle", puisque les incidents en marge de la finale de Coupe de France samedi ont rappelé que si le football reste le sport n°1 médiatiquement parlant, c'est également le cas en terme de bêtise des supporters. Preuve les bagarres pré match, les jets de projectiles et crachats sur des joueurs de 17 ans, et ça, ce n'était que sur une journée. À côté, le cracheur de chewing-gum passe pour un saint.
"Certains sont plus là pour foutre le bordel que pour mettre l'ambiance" ensuite. Problème d'éducation ? Supporters lassés du football qui cherchent un autre sport à conquérir ? Où tout simplement envie de passer à la télé sans avoir à se mettre tout nu dans un stade de football ? Quoi qu'il en soit, les principaux intéressés pourraient répondre que la frontière est mince entre encouragements nourris et ambiance délétère, ce serait bien évidemment un mensonge.
"Ici c'est vraiment une ambiance malsaine" enfin. Le mot est lâché. Malsain, c'est l'impression qui prédomine devant la télé. Là où on devrait uniquement se réjouir de voir de l'ambiance, on voit un public qui veut absolument avoir son rôle dans le résultat du match. Quitte à ne pas respecter les règles de base du tennis : interdiction de parler pendant que le point n'est pas terminé. Interdiction de prendre son temps quand le jeu reprend et qu'on cherche sa place. Et interdiction bien sûr d'insulter les joueurs, quels qu'ils soient.
Moins de 24 heures après cet événement pas isolé, voilà qu'une nouvelle voix s'est élevée. Et pas n'importe laquelle, celle d'une certaine Iga Swiatek. La n°1 mondiale a livré sur le central un match incroyable contre Naomi Osaka. 3 heures de régal pour les passionnés de tennis. Mais le public a choisi la Japonaise, et a tout fait pour destabiliser sa rivale. On comprend à peine cela quand un Français est impliqué, on ne voit pas où cela mène quand il n'y en a pas.
"J'ai beaucoup de respect pour vous et je sais que nous jouons pour vous, mais parfois, sous la pression, quand vous criez quelque chose pendant l'échange, il est vraiment difficile d'être concentré. D'habitude, je n'en parle pas parce que je veux être une joueuse qui est dans la zone et concentrée. Mais c'est sérieux pour nous. Nous nous battons toute notre vie pour être toujours meilleurs. Il est parfois difficile de l'accepter. Les enjeux sont énormes. Il y a beaucoup d'argent à gagner. Perdre quelques points peut changer beaucoup de choses. S'il vous plaît, les gars, si vous pouvez nous soutenir entre les rallyes mais pas pendant, ce serait génial. J'espère que vous m'aimerez toujours parce que je sais que le public français pourrait huer certains joueurs qu'il n'aime pas. Mais je vous aime et j'ai toujours aimé jouer ici, alors continuons comme ça."
Pire encore, si on a bien senti qu'il fallait que cela sorte, la Polonaise paraissait terrorisée à l'idée de prononcer ces mots. Et peut d'ores et déjà craindre une bronca pour son troisième tour. Alors qu'elle et sa victime du jour ont offert au public le plus beau match féminin de la saison aujourd'hui, voilà que les joueurs et joueuses se mettent à avoir peur du public.
Le monde du tennis, lui, est divisé. Certains condamnent, d'autres minimisent en invoquant la fameuse "ambiance Coupe Davis". Enfin, la Coupe Davis d'avant, mais c'est un autre débat. Il est vrai que certains moments de feu cette compétition mythique reviennent à l'esprit, et pour prendre un exemple qui touche la France, la finale 2010 en Serbie avait été un modèle de ce qu'il ne faut pas faire.
Un nouvel exemple hier soir, quand Stan Wawrinka défiait Pavel Kotov sur le Lenglen. Le Suisse est un ancien vainqueur du tournoi, un des meilleurs joueurs du XXIe siècle et un personnage éminemment sympathique. Il l'a prouvé en tapant des mains avec le public, le mettant dans sa poche. Les supporters n'ont pas attendu pour basculer dans son camp, ce qui chez eux signifie invectiver et insulter le rival pendant trois heures. Entre la première et la deuxième balle, quand il manque son lancer, ou tout simplement quand il marque un point. Aux dernières nouvelles, Kotov ne parle par français, heureusement pour lui, sinon il aurait appris tout un tas de nouveaux noms d'oiseaux. Pourtant, là encore, le match a été de très haut niveau.
Mais là où Goffin a tort, c'est de dire que c'est spécifique à la France. On ne parlera pas de l'Amérique du Sud - on pourrait, rien que le préquel du Corentin Moutet - Nicolas Jarry de dimanche soir en février dernier mériterait un article à lui tout seul. Mais lors du dernier Masters 1000 de Rome, Sebastian Korda a eu le malheur d'affronter un Italien, Flavio Cobolli, et de le vaincre après là encore un grand spectacle. Son message sur les réseaux sociaux après le match est sans équivoque.
"Un grand merci aux supporters derrière moi pour avoir parlé de ma petite amie, de ma famille et de mon équipe pendant deux heures et demie. Merci pour la motivation supplémentaire"
L'Américain pourra être félicité d'avoir choisi l'ironie - voire l'éloquence - pour répondre, mais le fait est que ce genre de comportement n'est pas propre à la France. Néanmoins, c'est bien dans l'Hexagone que le débat revient sur le devant de la scène, parce que Roland-Garros est un Grand Chelem est donc ultra médiatisé, et parce que après des décennies à se plaindre de l'absence totale d'ambiance sur les courts Porte d'Auteuil, personne ne voit le mal d'aller directement à l'extrême opposée.
Problème, le sport est le reflet de la société. Et la société est de plus en plus violente. Et le tennis a déjà connu par le passé un incident dramatique resté ancré dans les mémoires. Cet incident, c'est bien sûr le coup de poignard reçu en 1993 par Monica Seles par un inconditionnel de sa grande rivale de l'époque, Steffi Graf. Plus qu'un fait divers, une agression qui a changé beaucoup de choses en matière de sécurité sur les courts de tennis.
Sauf que les hommes n'ont eux pas changé. Ou plutôt si, mais en pire. Le monde du sport n'est pas épargné, et le tennis est en première ligne. Deuxième sport avec le plus d'enjeux en terme de paris sportifs au monde, les dérives y sont quotidiennes. Voilà deux ans, L'Équipe publiait un reportage sur le sujet, avec en point d'orgue une confrontation homérique entre un parieur habitué à insulter les joueurs sur les réseaux sociaux, et le joueur professionnel Pierre-Hugues Herbert. et une conclusion incroyable du premier nommé après la discussion.
"Maintenant que je t'ai vu, qu'on a eu cet échange, ça me fait super plaisir, je pense que je vais continuer mais je pense que je vais doser les insultes."
Deux ans après, on se frotte encore les yeux au re-visionnage. Une violence verbale affirmée, assûmée, qui commence à passer de derrière à devant les écrans. Peut-être ces parieurs ont gagné suffisament d'argent pour se payer des billets et exprimer leur rancoeur passée de vive voix, qui sait. On peut toujours arguer du fait que c'est un individu isolé, mais les milliers d'insultes à chaque défaite, elles, sont bien réelles.
Le public, lui, ne voit pas le problème. Pour se dédouaner, il explique que cela n'est pas spécifique à la France - certes, que des professionnels payés des millions ne devraient pas se laisser troubler aussi facilement - comme si les deux étaient corrélés, mais surtout qui pense que soutenir un joueur, c'est obligatoirement détester son adversaire. D'où les insultes, parce que ce n'est pas si grave de parler en mal de la famille d'un joueur. Bien sûr que si. Jusqu'au jour où les mots deviendront des gestes.
De là à dire que "Tennis is the new football ?" Cela ne peut pas tout expliquer par magie. Des sanctions, il n'y en a pas, parce que aucun arbitre ne veut être celui qui prendra la décision drastique de faire évacuer un court en premier. L'an dernier, après le fameux Fritz - Rinderknech, on venait nous expliquer qu'après la crise du Covid, le public retrouvait sa liberté et exprimait sa joie, et parfois cette joie s'exprimait de mauvaise façon. Cette excuse ne tiendra pas dix ans. Il va falloir que quelqu'un prenne ses responsabilités, mais comme souvent dans le monde du sport, on risque d'attendre un moment avant de savoir qui.