Yoka et Mbilli ou l'impossibilité de monter une carrière professionnelle de boxe en France ?
Carlos Takam n'est pas le genre de "gate keeper" à tenir la porte. Il l'a carrément claquée sur les doigts de Tony Yoka au terme d'un combat où les cartes des trois juges (96-94, 94-96, 96-94) reflètent mal l'écart entre les deux boxeurs. Dominé l'essentiel du combat, le champion olympique 2016 a failli tactiquement et son manque de puissance a été rédhibitoire.
Sèchement battu par Martin Bakole il y a 10 mois, Yoka ne s'est pas caché pour son retour. Takam n'est pas le premier venu et revenir dans le ring face à un tel adversaire était très risqué. Ces deux défaites sont la conséquence de choix de carrière discutables, d'erreurs personnelles et collectives mais aussi d'une incapacité chronique, en France, de monter une carrière professionnelle intelligente et intelligible.
En 2000, Brahim Asloum avait connu ça. Après sa médaille or, Canal+ et Jean-Luc Delarue avait mis le paquet pour lancer la carrière du Berjallien. Mais boxer en vedette pour des 4 rounds, qui plus est dans une "petite" catégorie de poids, n'apporte rien, ni au public, rarement au fait des considérations pugilistiques, ni au boxeur qui devient une proie pour les critiques. Malgré tout, Asloum a été champion du monde. Un deal achoppé avec SFR a mis un terme à sa carrière.
Le parallèle Asloum-Yoka ressurgit inévitablement. Les attentes étaient démesurées et leur cote de sympathie s'est retournée contre eux au moindre écueil et au moindre combat en demi-teinte. Le manque de pédagogie couplé à l'impatience ont entraîné un désamour. Yoka y a aussi mis du sien : suspension d'un an par l'Agence Française de Lutte Antidopage après 3 "no-show" en 2017, mauvaise utilisation des réseaux sociaux, propension à devenir un personnage bling-bling alors que ses premiers combats réclamaient de la discrétion, vie privée erratique. Pour savoir si la construction de la carrière a fonctionné, Ring Magazine est un bon reflet. En l'espèce, il n'y a eu aucun article précédant le combat alors qu'ESPN diffusait et le résumé du match tient en 6 lignes.
Une carrière comme un feuilleton
Deux membres de la "Team Solide" avancent progressivement, avec deux chemins distincts mais d'une certaine manière protégée par l'ombre de Yoka. Souleymane Cissoko est actuellement détenteur de la ceinture WBC Silver des welters, une catégorie très relevée. Depuis 2017, il a boxé 16 fois et est classé 9e par Boxrec. Christian Mbilli, exilé au Canada, dispute son 24e combat professionnel ce jeudi 23 mars contre le gaucher équatorien Carlos Gongora. Il est la figure de proue de la société de promotion Eye of the Tiger et il est classé dans le Top 10 mondiale des super-moyens, une catégorie très relevée où figurent Canelo Álvarez, Gennady Golovkin, Demetrius Andrade, David Benavidez et Caleb Plant. "Il faut penser à court, moyen et long terme, explique Camille Estephan, le CEO d'Eye of the Tiger Management (EOTTM). Monter la carrière d'un boxeur, c'est raconter une histoire. Ce n'est pas faire un événement à la fois et donner cette impression de vendre, mais bien de créer une histoire que le public peut vivre. Il faut que ce soit consistant".
Un aspect qui semble avoir échappé par les bâtisseurs de la carrière d'Yoka et qui s'est retourné contre le boxeur dont le public semblait surtout attendre la chute. "On a voulu mettre Tony immédiatement en combat vedette alors qu'il aurait d'abord dû boxer en sous-carte pour se former avant de monter progressivement et d'avoir le public avec en sa faveur car il l'aura vu mûrir, affirme Nordine Oubaali, champion du monde WBC des coqs. Finalement, il a été trop exposé, eu trop de responsabilités sur le dos et trop de pression. Désormais, il est dans cette situation et il a une vraie réflexion à mener sur son staff parce que le Tony d'après son titre olympique et meilleur que le Tony d'aujourd'hui".
Fut un temps, chaque quartier de Paris avait son champion. Au Vel d'Hiv' ou au cirque de Paris, les combats enflammaient les passionnés et les boxeurs étaient connus et reconnus. Marcel Cerdan était la plus grande star française et, près de 75 ans après sa disparition, il reste la figure emblématique et indétrônable du Noble Art hexagonal. Cette époque est révolue depuis fort longtemps. Encore populaire dans les années 80 et 90, la boxe a disparu des radars et son intérêt a chuté. L'arrivée de nouveaux diffuseurs auraient pu entraîner une concurrence dans l'organisation de réunions de qualité. SFR a essayé, sans parvenir à atteindre la qualité de Canal+. BeIN Sports s'est "contenté" d'être diffuseur. Jeudi, c'est RMC Sports qui diffusera le combat de Mbilli, avec une volonté de continuer de s'inscrire dans la promotion de la boxe en France. Difficile de soutenir la comparaison avec l'Allemagne, l'Angleterre, le Canada, sans même évoquer les Etats-Unis. "Le système est à revoir, estime Hassan N'dam, plusieurs fois champion du monde chez les poids moyens. Nous n'avons jamais été mis en avant par la France et les media français et nous avons fait notre carrière dans l'ombre. Ce n'est pas normal que les gens découvrent Carlos Takam seulement samedi parce qu'il a battu Tony Yoka, alors qu'il a affronté par exemple Anthony Joshua alors qu'il avait été prévu une semaine avant".
Les poches vides
En boxe, il faut de l'argent, non seulement pour payer le boxeur mais aussi son entourage et ses sparring-partners. Sans bourse à la hauteur, c'est le système D qui prévaut. Ancien boxeur de l'Equipe de France olympique, Mehdi Ghoulam est passé chez les rémunérés et a remporté son 6e combat professionnel la semaine dernière. "Mon quotidien, c'est de m'entraîner 6 jours sur 7, parfois avec des stages à l'étranger en Angleterre, en Espagne, aux États-Unis, au Mexique, explique-t-il. La boxe n'est pas un sport premier en France, car ce n'est pas toujours télévisé, il n'y a pas de grands promoteurs ni beaucoup d'argent investi. Et sans argent, tu ne peux pas avancer". Pour atteindre son objectif de 4 combats supplémentaires d'ici la fin d'année pour postuler à des ceintures, il passe beaucoup de temps sur les réseaux sociaux pour trouver sponsors et mécènes. "Je me prépare un peu comme je peux, je trouve des sparrings en fonction des boxeurs que je connais. C'est un peu une main devant une main derrière", se lamente-t-il, témoignant d'une précarité pour pratiquer un sport qui ne tolère pas l'à-peu-près. Oubaali renchérit : "comment tu veux avoir de bons sparrings si tu n'as pas le budget qui va avec ? Dans certains pays, il y a une vraie économie autour du travail des sparrings. La boxe, ce sont des sacrifices énormes mais, en France, elle n'a pas de reconnaissance. C'est la boxe professionnelle qui rapporte de l'argent; or le modèle économique n'a pas été développé. C'est une vraie réflexion à mener car il y a un public amateur de boxe mais il faut l'intéresser, avec de beaux plateaux, de l'adversité. Les deux défaites de Tony sont aussi cette résultante".
Dans un sport où l'aspect mental est essentiel, les tracasseries du quotidien polluent l'esprit et cela se répercute dans le ring. Oubaali fait le constat que "la France n'a pas la culture du corps. On commence à peine à comprendre que la boxe est une école du respect et de l'humilité. On n'est pas jugé à notre juste valeur. Moi, il a fallu attendre que je devienne champion du monde pour qu'on connaisse mon nom. Cela n'a rien à voir avec nos homologues américains, britanniques, allemands".
Le manque de médiatisation et donc de reconnaissance limite les possibilités de progression, même avec des titres. N'dam évoque une anecdote improbable quant à la diffusion d'un de ses combats : "on m'a demandé de chanter la Marseillaise alors que j'avais la nationalité camerounaise. Ça m'avait choqué. Je l'ai fait parce que j'avais besoin de visibilité. Au fond, ce n'est pas grave parce que je voulais la nationalité française. Mais quand je suis devenu Français, j'ai été abandonné : j'avais battu Max Bursak à Levallois et ma défense contre Peter Quillin aurait pu être organisée en France". Il avait finalement dû boxer au Barcklays Center, devant le public de "Kid Chocolate". Même son de cloche pour Oubaali : "je suis le seul Français à avoir remporté une ceinture WBC aux États-Unis, contre Rau'shee Warren, au MGM Grand de Las Vegas. Or quand j'ai boxé contre Nonito Donaire pour ma 3e défense mondiale, j'ai eu un problème de passeport au Mexique et c'est finalement la WBC, avant le consulat français, qui m'a le plus aidé pour le régler. Ça a altéré ma préparation, provoqué beaucoup de fatigue et j'ai perdu un titre que j'aurais dû conserver parce que, même si Donaire est un très grand boxeur, j'avais les capacités de le battre".
Mbilli, l'exil pour briller et être reconnu
La difficulté est de bâtir un système vertueux et cela ressemble à la quadrature du cercle avec des revenus limités. Largement de quoi nostalgique d'une époque finalement pas si lointaine : "les frères Acariès avaient leur façon de faire, ils étaient capables de monter de gros galas avec de la diversité, de grands combats, de faire venir des boxeurs étrangers, se remémore Oubaali. Si on veut donner aux gens l'envie de se déplacer, il faut monter de beaux plateaux équilibrés car c'est cela qui fait évoluer les boxeurs, en augmentant l'adversité et en faisant plaisir au public".
L'exemple apporté du Canada paraît être une valeur-étalon pour ce que pourrait devenir la promotion en France. "Notre objectif est de maximiser nos revenus, avec la production de contenus, du merchandising, des partenariats (bières, snacks), détaille Camille Estephan. Le but est de réinvestir pour s'assurer d'avoir les meilleurs propects ainsi que les ressources nécessaires pour les préparer de bons camps d'entraînement". Évidemment, cela va avec une politique de recrutement pointue pour les prospects. En la matière, l'homme qui chapeaute cela n'est autre que Marc Ramsay, l'entraîneur d'Artur Beterbiev : "ils sont vus plusieurs fois, analysés en fonction de leurs capacités pour la boxe professionnelle parce que ça n'a rien à voir avec la boxe olympique qui ne garantit pas le succès chez les rémunérés. On a vu que Christian Mbilli avait les facultés pour exceller".
Pour la 14e fois seulement de l'histoire, un combat se disputant au Canada est noté 5 étoiles par Boxrec. "Christian Mbilli et Carlos Gongora sont deux gars que personne ne veut affronter et qui se retrouvent face-à-face. Avec une victoire, Christian se rapprocherait de combats contre Benavidez, Canelo, Golovkin, considère le promoteur canadien qui avoue qu'il rêve d'un combat mondial du Français contre GGG. Christian est une super-vedette en devenir et je ne dis pas ça parce que je suis son promoteur mais parce qu'il est méritant, extrêmement discipliné, totalement focalisé sur sa boxe. C'est le professionnel ultime".
Finalement, Mbilli trouve dans sa patrie d'adoption une cote de popularité qu'il n'aurait pas trouvé en France. Spectaculaire, dans une catégorie de poids très relevée, il a fait le bon choix en rejoignant la Belle Province car, à 27 ans, il compte déjà 23 combats dont 20 KO, validant ainsi le travail accompli par EOTTM depuis 2016. C'est avec cette tête d'affiche que Camille Estephan espère bien investir dans l'organisation de réunions en France, selon lui "un très bon marché car il y a de vrais mordus de ce sport".
Une constatation qui entraîne une sentence froide mais représentative du ressenti de nombreux boxeurs hexagonaux de N'dam : "quand un Anglais, un Américain, un Japonais remporte une ceinture, c'est une fierté pour son pays. Nous, nous avons accompli des choses mais on nous donne l'impression de n'avoir rien fait".